La représentation de l’Histoire, entre mise en scène et mise en question Historiographie et littérature du XIXe siècle en France, en Espagne et en Allemagne face au problème de l’incommensurable historique

L’essor conjoint, au XIXe siècle, de l’historiographie, du roman et du drame historique survient à un moment où les formes de narration historique sont profondément marquées par une théorie de l’Histoire « idéaliste ». Dans la perspective idéaliste, « les faits généraux se manifestent directement, sans détours, dans les faits particuliers », pour reprendre un propos tenu par Ranke en 1828. Les « faits généraux », ce sont les idées historiques ou les tendances prédominantes des différentes époques historiques – ce que nous appellerions aujourd’hui leurs transformations structurelles caractéristiques. Les « faits particuliers », ce sont les figures (événements ou personnages) que nous présentent les historiens ou les auteurs de romans ou de drames historiques. Dans cette vision de l’Histoire, ces figures sont les manifestations visibles de choses éminemment invisibles. Elles deviennent en quelque sorte les porteurs et les représentants des idées historiques. Voilà pourquoi, dans les récits des historiens et des auteurs de romans historiques, les personnages et les événements ne sont pas des figures isolées ; ils permettent plutôt de donner un visage aux tendances générales, aux mouvements politiques ou sociaux de l’époque considérée. On sait que cette théorie idéaliste de l’Histoire a été très fortement contestée pendant la seconde moitié du XIXe siècle, aussi bien par le positivisme que par le naturalisme, ou encore chez les adeptes de l’art-pour-l’art. La célèbre critique nietzschéenne de l’historicisme dans la seconde des Considérations inactuelles a précipité une crise dont les effets se ressentent tout au long encore des premières décennies du XXe siècle. En revanche, on ne s’est guère préoccupé des précurseurs de cette critique des théories idéalistes de l’Histoire – une critique qui, d’une certaine façon, n’a cessé d’accompagner la mise en place même du corpus de l’idéalisme historique. Le présent colloque cherche à mettre en lumière ce discours critique et à analyser les objections et les contre-modèles dès l’origine suscités par l’idéalisme historique. Ce colloque sera organisé par Johannes Süßmann, professeur d’Histoire à l’Université de Paderborn, en collaboration avec deux collègues spécialistes des littératures française et espagnole, Sabine Schmitz et Stefan Schreckenberg. Cette collaboration doit permettre une approche résolument comparative, aussi bien entre les différents champs et les différents genres concernés par l’écriture de l’Histoire (les ouvrages historiques proprement dits, les drames et les romans historiques) qu’entre les différentes aires linguistiques (allemande, espagnole et française), chacune connaissant des évolutions et des débats intellectuels qui lui sont propres. Que ce soit dans le domaine de l’Histoire ou dans celui des Belles-Lettres, toute une série de textes, de thèmes et de questionnements circulent entre ces trois aires linguistiques et tissent un réseau plus ou moins serré de reprises et d’échos. À côté des relations littéraires franco-allemandes qui ont déjà été fort bien étudiées, on peut penser à l’intérêt très marqué des auteurs romantiques allemands et français pour la littérature espagnole, à l’attention soutenue que les milieux intellectuels espagnols portèrent aux soubresauts politiques de la France postrévolutionnaire ou encore à la réception espagnole de la philosophie idéaliste allemande, par exemple sous la forme du « Krausismo ». La perspective comparée que nous aimerions adopter voudrait prendre en compte l’ensemble de ces transferts, entre imitation et rejet du modèle étranger, en passant par toutes les formes d’émulation et de concurrence. Le colloque pourrait partir des réflexions de Victor Hugo sur l’écriture de l’Histoire (en prenant en compte, le cas échéant, la réception espagnole de ses textes), s’occuper de la mise en scène de l’Histoire chez Musset (Lorenzaccio), dans les nouvelles de Mérimée ou de Barbey d’Aurevilly, sans oublier bien entendu la production romanesque de Flaubert. On s’intéressera en particulier à ce qui, dans le domaine historique, relève de l’incommensurable, à tout ce qui ne se laisse pas intégrer dans les schémas historiques traditionnels, à ce qui, en d’autres termes, résiste à une forme d’écriture de l’Histoire axée sur la mise au jour de « grandes tendances ». Il faudrait analyser dans ce contexte-là comment les différents auteurs ont cherché à infléchir le récit que l’on peut faire de l’Histoire, étudier quelles sont, chez les historiens français et espagnols, les répercussions des nouvelles formes d’écriture de l’Histoire. Les auteurs « littéraires » sont-ils les seuls à critiquer le main-stream historique ? Dans la littérature allemande, on ne trouve guère de mouvements littéraires qui, dans la perspective qui est la nôtre, puissent se comparer au romantisme français. Certes, le romantisme allemand a produit des discours qui s‘inscrivent en faux contre la vision idéaliste de l’Histoire, par exemple chez E.T.A. Hoffmann ou chez Eichendorff ; mais ces voix restèrent minoritaires et aussi confidentielles que le furent les écrits de Büchner, de Stifter et de Hebbel. Dans le champ universitaire, l’historicisme s’imposa assez rapidement, grâce notamment à l’appui ministériel, et même ses adversaires dans le monde académique ne tentèrent pas de remettre en cause la théorie idéaliste de l’Histoire. L’opposition est à chercher plutôt du côté de figures extérieures à l’institution, par exemple chez Varnhagen von Ense ou chez les représentants d’une Histoire de l’art « matérialiste ». Ces contre-modèles demeurent presque inconnus, et le présent colloque pourrait contribuer, en ce sens, à faire émerger un champ d’étude entièrement neuf.

Dates

14-15 février 2014

Lieu

Université de Paderborn

Contacts

(elisabeth.decultot@ens.fr)
(christian.helmreich@ens.fr)
Publié le