CFP : Intrus - Eindringling. Dossier thématique Trajectoires n°13

Argumentaire

« Trouvez l’intrus ! » Nous sommes nombreux à nous être un jour pliés à cette injonction ludique, formulée initialement par Alfred Binet (1857-1911) et Théodore Simon (1873-1961) dans le cadre d’un test QI destiné à mesurer les facultés cognitives d’un enfant, et plus particulièrement ses capacités de jugement, son esprit analytique et ses compétences en  logique formelle. Concrètement, il s’agit de prouver son aptitude à catégoriser, à identifier des motifs ou schémas récurrents, des signes d’appartenance, autrement dit, à percevoir ce qui fait et fonde une communauté : autant de critères qui seront implicitement ou explicitement choisis et/ou établis comme condition d’appartenance (légitime) à un ensemble. En son sein, l’intrus sera défini ex negativo comme celui qui détonne, voire celui qui défie les normes. L’intrus se prête alors à toutes sortes de détournements, plus ou moins ludiques ou malveillants selon les situations : camouflage, travestissement, imposture… Masqué ou non, l’intrus joue sur le quiproquo, interroge les identités individuelles et collectives, avec tout le potentiel comique que cela peut impliquer. Dans cette optique, le terme apparaît comme particulièrement fécond pour les sciences humaines et sociales, qui lui ont pourtant préféré les notions de l’autre ou de l’étranger (Waldenfelds, 1997 ; Bartmann et Immel, 2012). Interroger la spécificité du terme d’intrus par rapport à ces notions bien établies, étudier en quoi il est problématique et réfléchir à des possibles reformulations ou déplacements conceptuels est une des finalités de ce dossier thématique.

La notion d’intrus, à la différence de celle d’étranger, comporte une dimension d’activité. On est étranger, mais l’on fait acte d’intrusion. L’étranger peut d’ailleurs bénéficier des règles de l’hospitalité et alors ne pas nécessairement être considéré comme un intrus risquant de perturber un ordre préexistant. Mais cela à condition d’être hospes et non hostes, c’est-à-dire, selon l’étymologie latine, à condition d’être un étranger de passage (hospes) et non un hôte durable (hostes) jugé possiblement hostile. Ce dernier cas suggère que l’intrusion pourrait être la condition de possibilité de la perception de « l’étrangeté de l’étranger » (Waldenfelds, 1997). Qu’il fasse ou non acte d’intrusion, l’étranger (xenos) n’est-il pas le plus souvent perçu comme intrus, car sa présence risque d’introduire de l’instabilité, de mettre en branle un ordre antécédent ?

L’intrus – ou l’intruse, plus rarement – est littéralement celui ou celle qui s’introduit illégalement dans un espace ou occupe contre le droit une fonction ou une charge, faisant ainsi acte d’intrusion. Le verbe “s’intrure”, désormais tombé en désuétude, connote l’action volontaire de l’intrus et le mouvement qui le mène dans un lieu pour lequel il n’a pas reçu d’invitation, de la même façon que ses équivalents anglais (to intrude) ou allemand (eindringen). Mais le terme intrus recouvre aujourd’hui un sens figuré plus large : l’intrus est celui à qui l’on assigne le stigmate d’une présence illégitime car on estime que sa place est ailleurs. Dans les deux cas, au sens littéral (1) comme au sens figuré (2), la notion d’intrusion implique la violation d’un ordre normatif : il peut être explicite et positif (1) ou relever d’un ensemble de représentations unissant tacitement les membres d’un groupe réel ou imaginaire (2). La notion est donc équivoque, renvoyant tour à tour à l’action de ceux qui s’intrusent et au regard posé sur ceux que l’on considère intrus. Ce dernier est, paradoxalement, indissociable de son antagoniste qui le définit comme tel : l’ensemble clos dont il transgresse les limites, sciemment ou non, et dont il menace la cohésion, la pérennité, l’existence même comme il en ébranle les fondations.

La notion d’intrus ne questionne pas uniquement les rapports d’un individu avec un groupe constitué. L’intrusion peut aussi affecter le corps propre (das mir Eigene) en tant que chair (Leib). L’expérience de la maladie (Garcia-Düttman, 1993), de la greffe (Nancy, 2005), de la prothèse (Nagenborg, 2013) ou encore de la grossesse peut être vécue sur le mode de l’intrusion. L’intrus en venant troubler le “silence des organes” perturbe ici l’ordre vivant unissant le corps et la psychè. L’imaginaire littéraire et cinématographique joue à la fois sur cette angoisse de l’hôte par rapport à ce qu’il considère comme parasite (Rosemary’s Baby, 1973 ; Alien, 1979 ; Les bonnes manières, 2017) et sur le corps propre comme réduction synecdochique du corps social.

Il importe de noter que le corps physique ou social, l’ensemble clos dont il est ici question n’est pas cantonné au rôle de ”victime” de l’intrusion. Le rapport d’intrusion est en effet parfaitement réversible. L’intrusion n’est pas forcément commise par un individu, elle peut être le fait d’un groupe d’individus, d’une personne morale ou même d’un État. On pourra ainsi s’intéresser aux formes et aux échelles les plus diverses de l’intrusion, de la sphère intime au village global, ouvrant ainsi à une réflexion sur l’étanchéité des frontières (familiales, géographiques, politiques, sociales, linguistiques, corporelles), avec en arrière-fond la question suivante : existe-t-il des récurrences processuelles, identifiables quelles que soient les modalités de l’intrusion ? Et corollairement, la figure de l’intrus a-t-elle des traits typiques, que l’on retrouverait aussi bien à l’échelle individuelle qu’étatique ? Est-il toujours le “parvenu”, l’“immigré”, la “femme” (dans les domaines majoritairement masculins), en d’autre termes, est-il forcément un représentant des “minorités” (Larrère et Lorriaux, 2018) ? Répondre à cette question implique de prendre en compte une gamme la plus large possible d’intrus.es et d’intrusions. On pourra ainsi également articuler la réflexion autour des phénomènes d’ingérence politique et/ou militaire, légitimés de différentes façons au fil de l'histoire : la religion (avec pour héraut intrusif le croisé ou le missionnaire), la science (l’explorateur, l’ethnographe), l’œuvre “civilisatrice” (le colonisateur, le colon) mais aussi, plus récemment et en particulier après 1945, la diffusion des valeurs démocratiques (la politique extérieure des États-Unis, l’ONU, les Casques bleus, l’OTAN, l’intervention humanitaire par le biais des ONG, etc.). Quid des victimes des intrus et intrusions ? Ont-elles un profil invariant ? Pourquoi le féminin “intruse” confine-t-il à l’incongruité lexicale ? Plus largement, le phénomène de l’intrusion se résume-t-il nécessairement à l’opposition dichotomique entre l’intrus et celui ou celle que l’on a peut-être un peu tôt fait de désigner comme victime ? Existe-il une performativité de l’intrusion, qui enjoindrait l’intrus à se définir comme tel – songeons au principe de plafond de verre ou encore au biais de l’observateur, bien connu des anthropologues ?

Enfin, il semble pertinent d’inclure dans le spectre de questionnements les enjeux que représentent les nouvelles technologies et les réseaux sociaux. Internet et son horizontalité remet en question des codes établis en cela qu’il crée un nouvel espace, un nouvel ensemble, où les délimitations traditionnellement établies disparaissent (frontières géographiques, étatiques, culturelles, limite entre la sphère privée et la sphère publique) et où, par conséquent, les codes ne peuvent plus s’appliquer de la même manière. La question du droit et des frontières dans ce domaine a émergé tôt (Kahin et Nesson, 1997), mais n’est toujours pas résolue. Une tension persiste entre 1) la volonté de forcer l'application du droit national (souverain) dans le domaine virtuel, 2) la tentative de mettre en place une nouvelle réglementation à échelle internationale, 3) l'émergence de nouveaux acteurs, privés, extra-étatiques, ayant un contrôle important sur ce nouvel espace et cherchant à imposer leurs règles (comme les GAFA, c’est-à-dire Google, Apple, Facebook et Amazon). Au gré de ce rebattage de cartes sont ainsi apparues des formes inédites d’intrusion (hacking, stalking, collecte et exploitation de données personnelles à des fins commerciales) et des intrus du troisième type (hacker, troll, forumeur anonyme ou sous pseudonyme, enceintes domestiques et autres appareils intelligents). Le big data est d’ailleurs une source d’inspiration et de renouveau pour l’art contemporain et la fiction cinématographique (Her, 2014) et sérielle (Black Mirror, dep. 2011), dont on pourra également interroger les modalités de figuration de l’intrus.


Modalités de candidature

Le présent appel pour le dossier thématique du n° 13 de la revue Trajectoires s’adresse à des jeunes chercheur.e.s (doctorant.e.s ou postdoctorant.e.s et éventuellement mastérant.e.s) en sciences humaines et sociales en les invitant à penser l’intrus et les phénomènes d’intrusion dans une perspective interdisciplinaire et franco-allemande. Les études cherchant à interroger la notion d’intrus à partir de matériaux empiriques sont particulièrement bienvenues. Trajectoires s’attachant avant tout à l’étude des mondes francophone et germanique, nous encourageons les auteur.e.s à proposer des études comparatives. Tout article contenant une dimension franco-allemande, de par son objet ou son terrain, mais également à travers les concepts mobilisés ou la bibliographie utilisée, pourra cependant faire l’objet d’une publication.

Les propositions d’article en langue française ou allemande de 5.000 signes maximum (espaces compris) devront faire apparaître clairement la problématique, la méthode, le corpus ou le terrain, les éléments centraux de l’argumentation et la dimension franco-allemande. Elles sont à envoyer, accompagnées d’un CV scientifique, au plus tard le 31 mars 2019 en un seul document .pdf au comité de rédaction : trajectoires@ciera.fr. Les auteur.e.s sélectionné.e.s seront prévenu.e.s mi-avril et devront envoyer leur texte (25.000 à 35.000 signes, espaces, notes et bibliographie incl.) avant le 2 juin 2019. Les articles seront ensuite soumis à une double peer review. Plus d’informations à destination des futur.e.s auteur.e.s sont disponibles sur le portail journals.openedition.org : https://journals.openedition.org/trajectoires/.

Une journée d’étude consacrée au sujet du dossier thématique se tiendra le samedi 11 mai 2019 à Paris. Les auteur.e.s retenu.e.s y sont invité.e.s à présenter leur proposition d’article et/ou à commenter une autre proposition. Les frais de voyage seront pris en charge de manière forfaitaire. La participation à cette journée d’étude n’est ni nécessaire ni suffisante pour proposer un article dans le dossier thématique. Nous remercions cependant tous les potentiel.le.s contributrices et contributeurs de réserver cette date dans la mesure possible.

Bibliographie indicative

Alshiabani Abuhamoud (2010) : L'ingérence pour la démocratie en droit international, Tours [thèse].

Arendt, Hannah (2002) : Sur l’antisémitisme, trad. Micheline Pouteau, Paris.

Arendt, Hannah (2011) : Écrits Juifs, trad. Sylvie Courtine-Denamy, Paris.

Authier-Revuz, Jacqueline (1984) : Hétérogénéité(s) énonciative(s), Langages, 73, p. 98-111.

Balibar, Étienne (2016) : Des Universels. Essais et conférences, Paris.

Bartmann, Sylke et Oliver Immel (dir.) (2012) : Das Vertraute und das Fremde. Differenzerfahrung und Fremdverstehen im Interkulturalitätsdiskurs, Bielefeld.

Bell, Peter, Dirk Suckow et Gerhard Wolf (dir.) (2010) : Fremde in der Stadt. Ordnungen, Repräsentationen und soziale Praktiken (13.‒15. Jahrhundert), Frankfurt a.M.

Berrada, Taïeb (2016) : La figure de l’intrus. Représentations postcoloniales maghrébines, Paris.

Chatterjee, Arnab (2018) : Is the Personal beyond Private and Public? New Perspectives in Social Theory and Practice, Los Angeles.

Diaz, Delphine (2014) : Un asile pour tous les peuples ? Exilés et réfugiés étrangers en France au cours du premier XIXe siècle, Paris.

Eva Esslinger (dir.) (2010) : Die Figur des Dritten: Ein Kulturwissenschaftliches Paradigma, Frankfurt a.M.

Garcia Düttman, Alex (1993) : Uneins mit Aids. Wie über einen Virus nachgedacht und geredet wird, Frankfurt a.M.

Huebert, Ronald (2016) : Privacy in the Ages of Shakespeare, Toronto/Buffalo/London.

Husserl, Edmund (2012) : Cartesianische Meditationen: Eine Einleitung in die Phänomenologie, Hamburg.

Kahin, Brian et Charles Nesson (dir.) (1997) : Borders in Cyberspace: Information Policy and the Global Information Infrastructure, Cambridge, Mass.

Küntzel, Astrid (2008) : Fremde in Köln. Integration und Ausgrenzung zwischen 1750 und 1814, Köln/Weimar/Wien.

Kurmeyer, Christine et al. (2018) : Fremde Heimat. Migration und Integration, Bonn.

Larrère, Mathilde et Aude Lorriaux (2018) : Des intrus en politique : femmes et minorités : dominations et résistances, Paris.

Lazare, Bernard (2012) : L’antisémitisme, son histoire et ses causes, Paris.

Levinas, Emmanuel (1990) : Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Paris.

Michael Nagenborg et al. (2013) : Der Fremdkörper, Aspekte der Medizinphilosophie, vol. 6, Bochum/Freiburg.

Nancy Jean-Luc (2005) : L’intrus, Paris.

Niggemann, Ulrich (2016) : Migration in der Frühen Neuzeit. Ein Literaturbericht, Zeitschrift für Historische Forschung 43, p. 293-321.

Platon (2017) : Apologie de Socrate, Paris.

Platon (2018) : Gorgias, Paris.

Polet, François (dir.) (2012) : (Re-)construire les États, nouvelle frontière de l'ingérence, Paris.

Ritter, Martina (2008) : Die Dynamik von Privatheit und Öffentlichkeit in modernen Gesellschaften, Wiesbaden.

Rousseau, Jean-Jacques (2011) : Les Confessions, Paris.

Rousseau, Jean-Jacques (2011) : Les rêveries du promeneur solitaire, Paris.

Sartre, Jean-Paul (1954) : Réflexions sur la question juive, Paris.

Sartre, Jean-Paul (1976) : L’être et le néant, Paris.

Schmidt, Dorothee (2016) : Reisen in das Orientalische Indien. Wissen über fremde Welten um 1600, Köln/Wien.

Tsaousis, Georgios (2014) : Le difficile équilibre entre sécurité et protection des données : comparaison des cadres juridiques français et grec sous l'influence du droit européen, Dijon [thèse].

Waldenfelds, Bernard (1997) : Topographie des Fremden: Studien zur Phänomenologie des Fremden, Frankfurt a.M.

Zamuna, Abdolhakim (1998) : Ingérence humanitaire et droit international, Nice [thèse].

Contact

Lucia Aschauer
trajectoires@ciera.fr

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