Colloque international – Appel à communications
Urgences & frontières
Étude des polycrises : (post-)migration, pandémies et climat/énergie
20 et 21 novembre 2025
Université de Lorraine (Metz)
L’époque contemporaine se dessine au gré d’une pluralité de crises dont la succession ou la concomitance peuvent éveiller la sensation d’une permanence, d’une durabilité et d’un temps des urgences en convergence. On pense par exemple à la crise climatique, à la crise migratoire ou Flüchtlingskrise en Allemagne, que l’on date généralement à partir de 2015 et, depuis février 2022, à la guerre en Ukraine ayant elle-même déclenché de multiples crises. De même, la pandémie de Covid 19 a eu des effets complexes, sapant l’ordre de nos certitudes et de la normalité par son apparition inattendue et extrêmement rapide au printemps 2020. En très peu de temps, des mesures de gestion de la crise ont été élaborées, mises en œuvre, abandonnées ou constamment adaptées afin de réagir à la rapidité de la propagation et aux grandes incertitudes. Très récemment, la forte instabilité géopolitique (al)liée à l’imprévisibilité des décisions américaines sur des dossiers extrêmement sensibles remanient frontières (au sens large), coalitions et coopérations historiques tout en imposant le registre de l’urgence dans les choix stratégiques européens.
Si la crise est généralement définie comme un bouleversement qui surviendrait en interrompant le cours normal des choses (Opillard, 2023) et qui laisse place à de nombreuses incertitudes, l’urgence, à laquelle elle est souvent liée, ouvre, quant à elle, un champ davantage axé sur la manière dont sont engagées les subjectivités, que celles-ci soient d’ordre collectif ou individuel. De fait, une urgence est souvent corrélée à une situation de danger imminent, ce qui exhorte du reste à repenser, d’un point de vue anthropologique, le rapport qu’elle entretient au tragique.
À l’époque contemporaine, l’urgence couvre un large champ de manifestations en raison des glissements sémantiques dont témoigne l’évolution de ce concept : « (...) le propre de l’urgence est qu’elle s’affranchit de son contexte originel – le risque de mort – pour essaimer dans divers champs de la société où elle s’est immiscée incognito. En France, le glissement se fait d’autant plus facilement que c’est le même mot qui désigne l’urgence avec risque vital et l’urgence de ce qui est simplement pressant »[1] (Bouton, 2013, p. 44). Désignant l’impératif de parer au plus presser, l’urgence concerne le rapport de l’humain non seulement au temps, mais également aux normes sociales ou juridiques. En ce sens, l’urgence possède aussi un caractère éminemment construit (ibid, p. 31) qui trouve une traduction dans la rhétorique de l’urgence généralisée (ibid., p. 82) propre à nos sociétés, au point que l’urgence se voit parfois retournée en son contraire pour être érigée en culte (Aubert, 2018).
Dans le cadre de ce colloque, il s’agira d’interroger la complexité du concept d’urgence, i.e. la pluridimensionnalité qui la sous-tend. L’urgence pourra être entendue comme une situation de danger (de mort), mais on l’appréhendera également comme une situation à laquelle il convient, précisément, de réagir rapidement en raison de son caractère aigu afin qu’elle puisse in fine être évitée. En tant qu’elle appelle des réactions, l’urgence appartient en outre au registre de l’analyse et de l’anticipation des vulnérabilités[2].
Parallèlement, l’urgence sera étudiée à travers le prisme des frontières, telles que celles-ci sont définies dans le cadre des Border Studies, à savoir comme un ensemble complexe de pratiques, de discours, de normes et de relations fondant les limites matérielles et/ou immatérielles qui circonscrivent et/ou traversent nos sociétés (Wille 2021, p. 116 et suiv.). La focale sera placée sur les phénomènes de dé-stabilisation des frontières tels qu’ils se font jour, à l’époque contemporaine, face aux urgences suscitées dans le contexte des crises climatique, sanitaire (Covid 19) et migratoire. Nous nous intéresserons en somme aux matters of urgency (Kolesch et al., 2025) pour interroger le potentiel critique de l’urgence dans un ordre du monde dessiné par des frontières et hiérarchies, que celles-ci soient liées au genre, aux espèces, etc. L’urgence génère-t-elle un autre ordre au moment où elle est invoquée, engageant par là même différents registres temporels, spatiaux ou affectifs. Les pratiques de l’urgence (Dringlichkeit) permettent nécessairement de déployer différentes formes d’intervention (Niehoff et al., p. 130) qu’il sera intéressant d’aborder en lien avec les frontières pour se demander si l’urgence est, en retour, elle-même dotée d’une forme d’agentivité, de force performative.
Les propositions de communications seront ancrées dans les champs des sciences humaines et sociales et principalement de la littérature / du théâtre germanophone ou francophone, de la géographie avec une ouverture sur d’autres disciplines comme les sciences politiques, la sociologie ou encore la philosophie. Elles auront trait soit aux urgences liées aux migrations et aux expériences de l’exil (on pourra étendre les réflexions à la société dite postmigratoire), soit aux urgences climatiques et énergétiques soit aux urgences sanitaires. Elles pourront s’inscrire dans un ou plusieurs des axes ci-dessous.
Il est demandé aux personnes intéressées de bien vouloir indiquer dès le titre de leur proposition dans lequel de ces trois domaines elles s’inscrivent. Un panel spécifique sera réservé à chacun de ces 3 champs de manifestation des urgences et des frontières.
AXE 1 : Urgences et « (in)actions »
Associée à l’action, au militantisme et à l’activisme, l’urgence interroge les capacités, la portée, les représentations de l’action collective face au registre de l’incertitude sous-jacent aux situations de crises. En ce sens, il nous parait intéressant de nous pencher sur les normes que développe l’urgence et a contrario les déviances qu’elle engendre.
On pourra s’intéresser aux instances qui décrètent qu’il y a urgence et à la fonction qui peut être accordée à l’inaction face à l’urgence. Celle-ci est-elle synonyme d’acquiescement face à un ordre hégémonique ou doit-elle être également considérée comme une manière détournée de dire et de faire ?
On pourra développer une typologie des registres d’actions/réactions et interroger la manière dont ils sont déterminés à l’échelle des territoires. Quelles sont les périodes ou encore les prédispositions territoriales qui ont pu ou peuvent entrainer des registres d’actions en rupture liés à une mise à l’agenda politique de l’urgence (Opillard, 2023) ?
Du décret de l’urgence jusqu’à son extension scalaire et temporelle (Walker, 2023) la transformant en situation de menace absolue, les registres temporels et d’actions deviennent multiples, de même que les imaginaires qu’elle déploie.
AXE 2 – Temporalités et spatialités de l’urgence
Sur son expression temporelle, si par essence, l’urgence est une injonction à l’action ou à la réaction, elle fait aussi l’objet de paradoxe. Lorsque l’on prend en exemple l’urgence climatique, elle est parfois qualifiée de « longue urgence » (Kunstler 2005) et trouve ses fondements dans un rapport au temps altéré. Hartmut Rosa (2010) montre que nos sociétés contemporaines sont soumises à un rapport au temps accéléré lié aux accélérations des innovations techniques, du changement social et des rythmes de vie. Ce rapport au temps altéré serait ainsi la toile de fond de cette urgence énergie-climat : « Le réchauffement de l'atmosphère terrestre n'est lui- même rien d'autre qu'un processus d'accélération physique causé socialement par notre consommation de l'énergie stockée dans le pétrole ou le gaz (…) » (2012, p. 94).
S’il semble aller de soi que la temporalité est convoquée lorsqu’il s’agit d’urgence, il sera intéressant de s’interroger sur la « spatialité de l’urgence » et ses modalités, notamment à travers le rapport aux frontières et autres phénomènes liminaux.
AXE 3 – Potentiels de l’urgence
Si le contexte d’urgence semble mobiliser une hétérogénéité de registres (celui de la menace, de l’affect mobilisant à leur tour celui de l’action ou de l’inaction), il peut aussi recéler des potentiels invisibilisés par le caractère incertain de la situation. Interroger les urgences permet en effet de questionner le fonctionnement des régimes frontaliers ainsi que les pratiques d’invisibilisation de populations ou d’êtres vivants marginalisés.
Au-delà de l’incertitude, l’urgence suscite une situation de trouble, lequel peut être générateur d’autres visions de l’humain ou de son environnement. Par ailleurs, s’intéresser aux urgences conduit à interroger les processus mémoriels, ainsi que la fonction des narratifs et récits pour les sociétés de la sphère franco-allemande. Dans ce contexte, on pourra se demander dans quelle mesure l’urgence permet de subvertir, de transgresser ou de repousser certaines limites (esthétiques, sociales, institutionnelles, juridiques, techniques, etc.). Quelles expérimentations artistiques, littéraires ou quelles écritures scénographiques se mettent en place face à l’urgence de dire, de dénoncer ou d’avertir ? De nouveaux imaginaires, de nouvelles matérialités et émotions et, plus généralement, d’autres formes de relations (au vivant) sont-elles rendues visibles ?
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Cette manifestation constitue le dernier jalon d’un cycle franco-allemand plus large portant sur « Urgences et frontières », lequel s’inscrit au sein d’un programme franco-allemand « Réseau et terrains » du CIERA (2023-2025) obtenu grâce à la collaboration de l’Université de Lorraine (CEGIL et LOTERR) et de l’Université de la Sarre (Chaire de Germanistique Française et Département d’Études sociales Européennes). Il entre également dans le cadre des travaux du Center for Border Studies de l'Université de la Grande Région.
[1] Selon son étymologie urgere, l’urgence signifie presser, pousser et est liée à un climat de peur diffuse.
[2] On rappellera à ce titre que la langue allemande permet précisément de distinguer plusieurs volets de l’urgence, une urgence en tant que situation de danger ou de de détresse (Notfall) étant différente du caractère absolu et impérieux (Dringlichkeit) dont elle ressortit. De même, la langue anglaise permet de faire une distinction entre emergency et urgency.
Date
-Lieu
<p>Université de Lorraine, Metz</p>